Philippe Ségur : le roman fou d’un insomniaque extra-lucide

segur-philippeCe roman est si exceptionnel qu’après  27 heures d’avion de Paris à Melbourne, je suppliais les hôtesses de l’air de me laisser le finir ! (« deux minutes quoi, il me reste UN chapitre ! ») Le Rêve de l’homme lucide (Ed. Buchet Chastel) est l’autoportrait d’un insomniaque qui décide d’arrêter de dormir. Totalement.

 
Simon Perse est un écrivain insomniaque plutôt dépressif ; il vient à peine, à 30 ans, de quitter sa femme, ses enfants, sa maison et son job pour nous faire entendre sur près de 400 pages le moindre tintement de son compte à rebours intérieur, de jour comme de nuit. Un compte à rebours qui devrait l’amener, si tout se passe bien, à renaître, à s’accomplir, se « trouver lui-même » comme disent les magazines ou simplement à supporter son reflet dans le miroir.

Son plan est assez simple : on se demande même pourquoi personne n’y a jamais pensé. Simon Perse a décidé de cesser de dormir. Complètement ?? Bah… Oui ! comme dirait Doc Gyneco. Une façon de ne plus être dérangé par ses propres insomnies et de devenir lucide. « Le projet était énorme, explique-t-il, j’allais devoir me confronter à mes limites et plonger dans les profondeurs de ma psyché ». Nous sommes donc prévenus du projet. Mais sommes-nous partants pour suivre, 24 heures sur 24, les pensées, les angoisses et les délires d’un pauvre insomniaque dont l’esprit ne peut que s’affaiblir au fil des pages et des nuits sans sommeil ? Avons-nous vraiment envie de nous coltiner le désenchantement de ce petit bourgeois désabusé qui décide de tourner le dos au bonheur pour s’enfermer dans une chambre mal éclairée, écrire, souffrir et critiquer le sourire commercial de la société moderne ? Au début je n’étais pas convaincue. Les blagues misanthropes me paraissent toujours faciles et surtout je ne croyais pas une seconde que l’auteur pouvait maintenir un tel niveau d’écriture, un style aussi dense, un humour aussi génial jusqu’à la fin du livre.

J’ai bien fait de poursuivre. Le romancier Philippe Ségur, qui ne cache pas le caractère semi-autobiographique de son œuvre relève un pari quasi-impossible : maintenir et même renforcer, au fil des pages, un style dense, une pensée retorse, cynique, un humour inimaginable d’un bout à l’autre du roman. Loin du cliché du trentenaire à la dérive, Simon Perse assiste, impuissant et fasciné, au développement de ce que l’on pourrait appeler des métastases mentales : images et idées étonnantes composées de rêves éveillés, d’embryons romanesques qui envahissent son cerveau. Une sorte de super-pouvoir dont on perdrait le contrôle. Comme tous les super-pouvoirs, sûrement, lorsqu’ils quittent la super-fiction et deviennent réels. Aussi hallucinant que la pensée d’un insomniaque, Le Rêve de l’homme lucide nous conduit à des sommets de fous-rires et de pensée rarement atteints dans la littérature contemporaine.

Marque-page : Les séances de psychanalyse racontées par Simon Perse sur le divan du Dr Zenneger, psy freudien adepte du silence impénétrable, sont toutes plus hilarantes les unes que les autres.

« Je voudrais tellement me tirer de cette forteresse qu’est la vie, docteur ! Je voudrais tellement me tirer ! »
Cette phrase criée dans le vide produisit en moi un effet inattendu : elle me libéra. Mes tensions se relâchèrent, mon souffle redevint régulier. Une paix bienfaisante redescendit dans mon corps. Il me semblait que j’avais compris quelque chose. Je pouvais dire merci au Dr Zenneg… Je m’interrompis net. J’avais eu une hallucination ou je l’avais entendu – vraiment entendu – me dire « oui » ? Je me retournai. Derrière, il n’y avait personne. Je ne pus réprimer un sourire d’admiration. Décidément, le Dr Zennegger était un type génial. Même absent, il lisait en moi à livre ouvert
 » (p.70).

NB : Cet article avait été initialement publié, sous une forme légèrement différente (sans le « je »), sur le site MyBOOX.fr dont j’ai été rédactrice en chef pendant trois ans. Il n’est cependant plus disponible sur le site depuis le changement d’identité de celui-ci et la suppression de la plupart de ses archives. Le revoici donc sur ce blog !

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